lundi 8 juillet 2013

L'émotion qui ne m'appartenait pas

Il y a trois mois, je sors du métro, et un monsieur bien mis de sa personne me demande la direction de la rue X. Or, dans le quartier, il y a une rue X (je ne sais pas bien où, mais pas loin), une place X (derrière moi) et un métro X (devant moi). Un bref moment de perplexité et je dis mollement : "ah ben la place X c'est par là, mais la rue X, je ne vois pas bien..." L'homme se redresse : "ah non ! s'exclame-t-il d'un ton offensé, si vous ne savez pas, ce n'est pas la peine ! Moi je sais que c'est par ici !", indique-t-il en tendant l'index vers le nord. J'en suis resté muet,
d'autant qu'il a déguerpi sans que j'ai eu le temps de lui  envoyer une remarque cinglante, comme "ben pourquoi vous demandez, alors ?", ni même d'y penser.

C'est complètement idiot, je sais, mais cette histoire me tournait dans la tête depuis deux mois. Je n'arrivais pas à prendre du recul, je répétais mentalement sans cesse cette réplique - qui ne m'était pas venue à l'esprit sur le coup - , et que je n'ai pas lancée à la figure de ce paltoquet. Beaucoup de tournures négatives dans ces regrets : "n'ai pas lancée", "n'est pas venue à l'esprit"... Un lourd cortège de pensées auto-dépréciatrices accompagnait ces aigres regrets de ce quelque chose qui n'avait pas eu lieu. Plus l'impression d'avoir été agressé et pris en traître, alors que je voulais bien faire, bref, une bonne dose d'auto-apitoiement par dessus.

Et puis ce matin (encore dans le métro, c'est fou ce qu'on peut faire de positif dans le métro), j'ai eu l'illumination. A l'occasion d'un bref retour méditatif, j'ai ressenti ces émotions désagréables (une fois de plus), et au lieu de m'y perdre, et des les regretter encore et encore, je les ai juste reconnues, identifiées, vu passer, comme on regarde passer les nuages (d'orage), et finalement, je leur ai accordé l'attention qu'elles méritaient : une simple onde, déjà passée, dont me restait un souvenir, puis le souvenir d'un souvenir, et encore le souvenir du souvenir du souvenir, etc. Chaque fois que je réactivais cet écho de souvenir (involontairement), je réactivais des émotions, qui n'avaient plus lieu d'être, puisque l'étrange personnage avait fui depuis longtemps dans l'anonymat de la foule parisienne. En fait je ne me rappelle même plus sa tête, à ce bonhomme.

C'était comme se rappeler le mauvais goût d'un yaourt périmé, un peu trop fermenté : sur le coup, ça fait de l'effet (beurk), mais le souvenir de ce goût est beaucoup plus ténu, parce qu'on sait bien qu'on s'en fiche. Alors, le souvenir du souvenir du goût... Et là, ça faisait peut-être cinquante fois que je réactivais le souvenir de ce goût acide, que je le ré-amplifiais, parce que je n'en fichais pas du tout ! En fait je cultivais le regret de ne pas avoir réagi sur le coup (le fameux esprit d'escalier), et même, je me vautrais dedans.

Or il y a des tas de choses que je n'ai pas faites alors que j'aurais pu (ou que j'aurais dû...), et qui ne me posent pas ce problème : en cherchant dans ma mémoire, il m'en vient de (très) nombreux exemples, dont je me rappelle, certes, mais pas avec cette insistance. Pourquoi attacher autant d'importance à celle-ci spécialement ?

C'est vrai, pourquoi ? 

Et rien que de me poser cette question, "c'est vrai, enfin, pourquoi ?", tout s'est évaporé. Parce qu'il n'y a pas de réponse à ce pourquoi. Le souvenir de la scène me reste, encore, mais l'affect associé est atténué, pour un peu, il aurait presque disparu. C'est vrai, quoi, comme tout ça était dans le passé, je n'y pouvais plus rien. Et s'y replonger n'apportais rien. C'était comme se rappeler comment je me suis coupé en épluchant des carottes il y a six mois : je m'en rappelle, mais c'est tout.

En fait, cette émotion ne m'appartenait pas, elle traînait, tout simplement, et je m'y accrochais avec détermination ? avidité ? Parce que je croyais qu'elle était à moi. Qu'elle était moi. J'y mettais un enjeu personnel, mon identité. Comme si l'odeur des fleurs que j'ai senties avant-hier (ou le goût du yaourt du mois dernier) était moi...

Quelle erreur !


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Quelque chose à dire ? C'est par là !